La gravitation quantique à boucles
Physicien et historien des sciences, Carlo Rovelli est l’un des pères fondateurs de la théorie de la gravitation quantique à boucles, qui vise à établir un cadre formel permettant de décrire la force gravitationnelle à très petite échelle, et qui opère une refonte complète des concepts d’espace et de temps. Il dirige le groupe de recherche en gravité quantique au Centre de physique théorique de Marseille-Luminy.
Un extrait de son ouvrage Sept brèves leçons de physique, paru aux éditions Odile Jacob, extrait qui présente les grandes idées de la théorie de la gravitation quantique à boucles et qui explique en particulier comment cette théorie décrit le temps.
La gravitation quantique à boucles
Un axe de recherche majeur centré sur la tentative de résoudre le problème […] est la gravité quantique « à boucles », développée par une patrouille de chercheurs disséminés dans plusieurs pays du monde, dont la France est un des premiers. La gravité quantique à boucles cherche à combiner la relativité générale et la mécanique quantique directement, sans rien y ajouter. C’est une tentative prudente car elle n’utilise pas d’autres hypothèses que ces deux théories mêmes, opportunément réécrites jusqu’à les rendre compatibles. Mais ses conséquences sont radicales : une modification profonde de la structure de la réalité.
L’idée est simple. La relativité générale nous a appris que l’espace n’est pas une boîte inerte, mais quelque chose de dynamique : un champ, une espèce d’immense mollusque mouvant dans lequel nous sommes plongés, qui peut se comprimer et se tordre. La mécanique quantique, d’autre part, nous apprend que chaque champ est fait de quanta : il a une structure fine granulaire. Il s’ensuit que l’espace physique est lui aussi « fait de quanta ».
La prédiction centrale de la théorie des boucles est donc que l’espace physique n’est pas continu, il n’est pas divisible à l’infini, il est formé de grains, d’ « atomes d’espace ». Ces grains sont très petits : un milliard de milliards de fois plus petits que le plus petit des noyaux atomiques. Des millions de milliards de fois plus petits que la plus petite distance qu’arrivent à sonder nos instruments les plus puissants, comme le grand accélérateur de particules de Genève.
La théorie décrit ces atomes d’espace de façon mathématique et fixe les équations qui déterminent leur évolution. On les appelle boucles, ou anneaux, parce que chaque atome d’espace n’est pas isolé, mais relié à d’autres, formant un réseau de relations qui tisse la trame de l’espace physique comme des anneaux de fer tissent une cotte de mailles.
Où se trouvent ces quanta d’espace ? Nulle part. Ils ne sont pas dans l’espace, puisqu’ils constituent eux-mêmes l’espace. L’espace est créé par l’interaction mutuelle des quanta de gravité individuels. Encore une fois, le monde semble être relation avant d’être un ensemble d’objets.
Mais c’est la deuxième conséquence de la théorie qui est la plus extrême. De même que disparaît l’idée de l’espace continu qui contient les choses, de même disparaît l’idée d’un « temps » continu élémentaire et primitif qui s’écoule indépendamment des choses. Les équations qui décrivent des grains d’espace et de matière ne comportent plus la variable temps.
Cela ne signifie pas que tout est immobile et qu’il n’existe pas de changement. Au contraire, cela signifie que le changement est partout, mais que les processus élémentaires ne peuvent pas être ordonnés dans une succession d’instants commune. A la très petite échelle des quanta d’espace, la danse de la nature ne s'effectue pas au rythme de la baguette d'un seul chef d'orchestre, d'un seul temps : chaque processus danse indépendamment de ses voisins, à son propre rythme. L’écoulement du temps est interne au monde, il naît dans le monde même, à partir des relations entre des événements quantiques qui sont le monde et qui sont eux-mêmes la source du temps.
Le monde que décrit cette théorie s’éloigne encore plus du monde qui nous est familier. Il n’y a plus d’espace « contenant » le monde, et il n’y a plus de temps « au cours duquel » ont lieu les événements. Il n’y a que des processus élémentaires où des quanta de matière interagissent continuellement.
Extrait de Sept brèves leçons de physique