Je me suis, vous le savez déjà, réattaché à la traduction d'Hamlet dont je n'avais publié que le début, il y a quinze ans. Ce premier acte m'avait fourbu : j'y avais consacré plus d'efforts qu'aux cinq actes d'Antoine et Cléopâtre. On n'imagine pas texte plus alambiqué, plus retors et plein d'ambiguïtés, de traquenards et de chausse-trapes. Toute autre pièce de Shakespeare (Troïlus peut-être, excepté) paraît eau de roche à côté. Cela tient du défi, de la gageure, et l'on ne peut imaginer manière plus compliquée d'exprimer des pensées et des sentiments souvent fort simples ; comble d'artifice qui laisse loin en arrière les plus amphigouriques déclamations de Corneille - d'artifice ? - ou d'art, car, indiscutablement, se dégage de tout ce lyrique fatras une fumée capiteuse qui porte à la tête, aux sens, au cœur, et nous plonge dans un état de transe poétique où n'intervient plus que très faiblement la raison. Oui, c'est de l'art, n'en doutons pas ; et tout est à ce point transposé dans un domaine supra-réel, tout baigne dans une atmosphère si particulière, que les écarts les plus singuliers de langage en viennent à paraître naturels, et naturelle cette diaprure étrange où s'irisent également les contours, selon une sorte d'indice de réfraction constante. Comment transposer cette réalité extra-naturelle dans une langue beaucoup plus rétive que celle de Schlegel ou de Gundolf, dans une langue intransigeante, aux strictes exigences grammaticales et syntaxiques, une langue aussi claire, précise et prosaïque (pour ne point dire anti-poétique) que la nôtre ? C'est là le travail du traducteur de Shakespeare ; et tant qu'il n'a rendu que le sens du texte, il n'a rien fait ; presque rien fait.
Je lis, en conclusion du livre de Longworth Chambrun sur Hamlet : " Le nombre des traducteurs qui ont reproduit en français la Tragédie d'Hamlet est considérable. Ce qui caractérise leur sincère effort, c'est le désir de se rapprocher autant que possible du texte original. " Jusqu'à présent, Chambrun est dans le vrai ; mais il ajoute : " Chacun a voulu rendre avec plus d'exactitude que son devancier la pensée de Shakespeare. " Et c'est ici que nous cessons de le suivre, moi du moins ; ou du moins c'est ici que ma traduction va différer des précédentes ; et sinon je ne l'aurais pas entreprise ; car je ne puis prétendre pousser l'exactitude dont parle ici Chambrun, plus loin que ne l'ont fait F.-V. Hugo, Schwob, Pourtalès ou Copeau. Mais Shakespeare n'est pas un " penseur " ; c'est un poète ; et sa pensée ne nous importe guère, sans les ailes qui l'emportent dans l'empyrée. C'est cet essor de la pensée qui nous emporte ici, non la pensée même et la ratiocination aptère. De plus, il ne s'agit pas ici de contenter un lecteur, mais d'offrir un texte à l'acteur chargé d'interpréter un rôle ; et le pire défaut du texte des traductions que je consulte, est d'être ininterprétable, irrespirable, cacophonique, privé de rythme, d'élan, de vie, parfois incompréhensible sans une attention soutenue, que n'a pas, au théâtre, le temps de prêter le spectateur.
Certes je reste reconnaissant à ces précédents traducteurs, dont le travail souvent reste fort méritoire ; ils m'ont parfois, par leur exactitude scrupuleuse, grandement facilité ma (sic) tâche ; mais c'est où leur effort s'arrête que le mien commence, qui requiert toute mon attention, tous mes soins, toutes mes vertus, tous mes dons. Rien de plus facile que de quitter l'exactitude pour le lyrisme et de perdre pied. Mais il s'agit précisément de ne rien perdre, ni pied, ni aile, ni raison, ni rime (ou rythme), ni logique et ni poésie ; or cela reste d'une difficulté qui souvent paraît insurmontable ; mais il faut s'en tirer, et parfois je m'achoppe à une phrase, je la retourne et la mastique ou la rumine et quand je suis satisfait, la relisant le lendemain, je la reprends encore. Je voudrais qu'il n'y parût pas ; je l'espère, et que l'on pût penser : qu'y avait-il de si compliqué là-dedans ? C'était tout simple.
Préface d'Hamlet de Shakespeare traduit par André Gide (1946)