Le temps, son cours et sa flèche
1:29 Introduction : flèche d’Eros et flèche du temps
2:44 Citations sur le temps ; le titan Kronos
5:36 Problème de la définition du temps (Heidegger) ; expression du temps dans le langage
10:00 Débat entre Parménide et Héraclite
12:35 Remarque d’Aristote sur la réalité du temps
13:34 Le temps, entre persistance et changement
14:46 La mathématisation du temps par Galilée
16:17 La physique impuissante à relier temps physique et temps psychologique
22:20 La représentation du temps dans l’espace
24:12 Le choix d’un temps linéaire et le principe de causalité
27:17 Le principe de causalité aujourd’hui en physique : en mécanique classique, en physique quantique, en relativité restreinte et générale, en théorie quantique des champs
35:19 Prédiction de l’antimatière par Dirac
36:38 L’invariance CPT : opérations conjugaison de charge, parité et renversement du temps
40:16 Le temps, continu ou discontinu ?
43:56 Distinction entre cours et flèche du temps
47:54 Comment expliquer l’irréversibilité macroscopique à partir de lois réversibles ? Une réponse possible : l’entropie et les lois statistiques
51:35 Problèmes induits par la flèche du temps en relativité et en physique quantique
53:28 Violations de la parité et de la conjugaison de charge ; les kaons neutres (expérience CPLEAR), l’expérience BABAR
1:00:13 Pas d’unité théorique autour du concept de temps
1:02:15 Questions du public
1:29 Introduction : flèche du temps
5:36 Problème de la définition du temps (Heidegger) ; expression du temps dans le langage
La question de la technique et Science et méditation
Etienne Klein, évoquant Heidegger, explique dans ce passage de la vidéo que la science ne traite pas certaines questions (comme celle de la nature du temps) alors qu'on attendrait d'elle qu'elle y apporte des réponses ; mais, en contrepartie, c'est cette limitation de ses ambitions qui la rend efficace.
On retrouve effectivement chez Heidegger l'idée que "la science ne pense pas", ce qui signifie que dans le domaine de la vérité, elle apporte plus des solutions à des problèmes que des réponses à des questions. De plus, le fait que la science ne pense pas n'est pas un reproche et est au contraire à mettre à son crédit, car c'est ce qui lui permet justement d'être une science, qui n'empiète pas sur la métaphysique et la philosophie. Voici le texte d'Heidegger extrait de Qu'appelle-t-on penser ?, son premier cours d'après-guerre (1951-1952) lorsqu'il fut de nouveau autorisé à enseigner :
[...]la science de son côté ne pense pas, et ne peut pas penser ; et même c'est là sa chance, je veux dire ce qui assure sa démarche propre et bien définie. La science ne pense pas. Voilà une phrase choquante. Laissons à cette phrase son caractère choquant, même si nous la complétons aussitôt par cette autre : que la science, cependant, a toujours quelque chose à voir - à sa manière particulière - avec la pensée. Ce rapport ne trouve sa forme authentique, et ne devient ensuite fructueux, que si le gouffre est devenu visible qui existe entre la pensée et les sciences, et même qui existe de telle façon qu'on ne peut y jeter de pont. Il n'y a pas ici de pont, il n'y a que le saut. C'est pourquoi toutes les passerelles de fortune, tous les ponts-aux-ânes qui, aujourd'hui précisément, voudraient permettre un courant d'échange commode entre la pensée et les sciences, sont entièrement mauvais. C'est pourquoi encore nous devons supporter maintenant, pour autant que nous venons des sciences, le caractère choquant et étrange de la pensée[...]
Lorsque la pensée se comprend comme opposée à la science, elle apparaît alors, évaluée du point de vue de la science, comme une poésie ratée. Quand, d'un autre côté, la pensée échappe sciemment à la proximité de la poésie, elle apparaît volontiers comme la super-science qui voudrait surpasser toutes les sciences en scientificité.
Or, c'est précisément parce que la pensée n'est pas poésie, mais bien un dire et un parler originel du langage, qu'il faut qu'elle reste dans la proximité de la poésie. Mais, parce que la science ne pense pas, il faut que la pensée dans sa position actuelle surveille de près les sciences, ce que celles-ci ne sont pas capables de faire pour elles-mêmes. [...]
Extraits de Qu'appelle-t-on penser ? (1951-1952)
En fait, suite à des critiques, Heidegger est revenu quelque peu sur son jugement quelques années plus tard, en 1959, dans une conférence qu'il a donnée dans sa ville natale de Messkirch. Heidegger a alors reconnu que la science peut penser, mais que cette pensée est d'un ordre très particulier : il s'agit d'une pensée calculante, qui ne s'identifie pas à la véritable pensée qui est, au sens d'Heidegger, méditante (d'ordre métaphysique). Voici ce qu'a dit Heidegger :
"Lorsque nous dressons un plan, participons à une recherche, organisons une entreprise, nous comptons toujours avec des circonstances données. Nous les faisons entrer en ligne de compte dans un calcul qui vise des buts déterminés. Nous escomptons d’avance des résultats définis. Ce calcul caractérise toute pensée planifiante et toute recherche. Une pareille pensée ou recherche demeure un calcul, là même où elle n’opère pas sur des nombres et n’utilise ni simples machines à calculer ni calculatrices électroniques. La pensée qui compte calcule. Elle soumet au calcul des possibilités toujours nouvelles, de plus en plus riches en perspectives et en même temps plus économiques. La pensée qui calcule ne nous laisse aucun répit et nous pousse d’une chance à la suivante. La pensée qui calcule ne s’arrête jamais, ne rentre pas en elle même. Elle n’est pas une pensée méditante, une pensée à la poursuite du sens qui domine dans tout ce qui est.
Il y a ainsi deux sortes de pensée, dont chacune est à la fois légitime et nécessaire : la pensée qui calcule et la pensée qui médite."
Portions du texte mises en gras par nous pour mettre en valeur l'essentiel.
Pour compléter, voici l'extrait d'une interview de Martin Heidegger, à propos du sens de la phrase "La science ne pense pas".
10:00 Débat entre Parménide et Héraclite
Lorsqu'on évoque la question du devenir, on oppose traditionnellement Parménide, défenseur de l'Être et de l'idée que le changement est une illusion, à Héraclite, pour qui le mouvement est premier et l'immobilité une illusion. Mais cette opposition est trop stricte car, comme l'explique Etienne Klein dans le texte ci-dessous, les deux philosophes grecs font référence chacun à leur façon à un principe qui dans les deux cas n'est pas soumis au changement (sinon, ce ne serait pas un principe !).
Lorsqu’on aborde la question de l’Être et du devenir, on évoque habituellement Héraclite, présenté comme le héros du changement, et Parménide, le champion de l’Être, de l’Être avec un grand E et un gros accent circonflexe.
Commençons par Parménide. On a coutume d’affirmer qu’il exclut l’idée de changement de sa doctrine et qu’il considère le mouvement comme une succession de positions fixes, de sorte que tout ce qui existe devrait pouvoir être décrit à partir du seul concept d’immobilité. Tout ce qui existe, c’est-à-dire les choses, mais aussi leur dynamique. Pour lui, L’Être est premier. Comment définit-il l’Être ? Par la parfaite identité à soi-même : est (fait partie de l’Être) ce qui est parfaitement un, plein et immobile. Ce qui implique que l’Être est, a toujours été, et sera toujours.
Parménide écrit :
« Comment l’être pourrait-il donc périr ?
Comment pourrait-il naître ?
S’il est né en effet, c’est qu’alors il n’est pas,
Et il n’est pas non plus, s’il lui faut cesser d’être un jour :
Son naître s’évanouit, et sa disparition
Apparaît impossible1. »
L’Être parménidien apparaît donc là comme une sorte de « monolithe sans fissure2», pour reprendre la belle expression de Pierre Somville. Selon cette philosophie, le devenir n’est jamais qu’une illusion, une façon commode mais fausse de parler du monde qui nous entoure.
Héraclite, quant à lui, voit les choses autrement. Il considère que tout est mobile et changeant, de telle manière qu’on ne saurait imaginer de point fixe permettant d’évaluer les changements qui se produisent dans le monde. À ses yeux, c’est le changement qui est premier, et l’identité qui est une illusion. Et d’ailleurs, dès lors qu’elles sont sujettes à une incessante bougeotte, les choses que nous voyons autour de nous ne sont pas vraiment des choses, mais plutôt des processus, des procès, des histoires.
Mais – et c’est là une sorte de paradoxe - s’il reconnaît qu’aucun être n’est jamais le même, Héraclite n’en maintient pas moins le principe d’un discours, d’un logos qui, lui, « est de toujours3». C’est d’ailleurs parce qu’il échappe au devenir que le logos permet de dire le devenir. Il met toutes les choses en rapport mutuel, les rassemble pour mieux les distinguer, puis explique les oppositions qu’on constate au sein du réel qui est perpétuellement en lutte contre lui-même. Grâce à sa position de surplomb, le logos est ce qui fait l’unité de toute chose par le « monothéisme de la parole transcendante4», pour reprendre là encore une belle expression de Pierre Somville : « Est sage d’entendre, non moi, mais le logos, pour s’accorder que tout est Un5. » Héraclite met ainsi en valeur l’intelligence ou la pensée comme condition de l’unité du réel en devenir.
Une telle perspective amène à se demander pourquoi on a si souvent et si radicalement opposé Héraclite et Parménide, comme si la thèse du premier correspondait à l’exacte antithèse du second. Car l’un et l’autre partagent en fait une même conviction : le principe qui rend compte du changement échappe lui-même au changement. Simplement, ce principe n’est pas le même pour les deux. Héraclite envisage, comme nous venons de le voir, que ce principe est le logos, lui-même hors du devenir. Parménide considère, lui, que le principe fondamental, c’est l’Être, l’Être insoumis au temps : certes, explique-t-il, tout semble s’écouler, il y a ceci, puis il y a cela qui ne lui ressemble pas, mais le point essentiel est que le il y a est toujours là, et cette permanence du il y a est la signature même de l’Être. Mais n’a-t-on pas le droit de penser que cette permanence du il y a fait écho à une autre permanence, celle du logos d’Héraclite, cette sorte de principe invariable qui permet de dire ce qui varie dans l’univers ?
Etienne Klein
Références
1 Parménide, VIII, 19-21.
2 Pierre Somville, Parménide d’Élée : son temps et le nôtre, Paris, Vrin, 1976, p. 57.
3 Héraclite, fragment 1.
4 Pierre Somville, Parménide d’Élée, op. cit., p. 15.
5 Héraclite, fragment 50.
12:35 Remarque d’Aristote sur la réalité du temps
§ 1. A la suite de tout ce qui vient d'être dit, il convient d'étudier le temps. En premier lieu, il sera bon de présenter les doutes que cette question soulève, et de la traiter, même par des arguments extérieurs et vulgaires, pour savoir si le temps doit être rangé parmi les choses qui sont ou celles qui ne sont pas; puis, ensuite, nous rechercherons quelle en est la nature.
§ 2. Voici quelques raisons qu'on pourrait alléguer pour prouver que le temps n'existe pas du tout, ou que s'il existe c'est d'une façon à peine sensible et très obscure. Ainsi, l'une des deux parties du temps a été et n'est plus; l'autre partie doit être et n'est pas encore. C'est pourtant de ces éléments que se composent et le temps infini et le temps qu'on doit compter dans une succession perpétuelle. Or, ce qui est composé d'éléments qui ne sont pas, semble ne jamais pouvoir être regardé comme possédant une existence véritable.
§ 3. Ajoutez que, pour tout objet divisible, il faut de toute nécessité, puisqu'il est divisible, que, quand cet objet existe, quelques-unes de ses parties ou même toutes ses parties existent aussi. Or, pour le temps, bien qu'il soit divisible, certaines parties ont été, d'autres seront, mais aucune n'est réellement.
§ 4. Mais l'instant, le présent n'est pas une partie du temps; car, d'un côté, la partie d'une chose sert à mesurer cette chose; et, d'un autre côté, le tout doit se composer de la réunion des parties. Or, il ne paraît pas que le temps se compose de présents, d'instants.
§ 5. De plus, cet instant, ce présent lui-même qui sépare et limite, à ce qu'il semble, le passé et le futur, est-il un ? Reste-t-il toujours identique et immuable? Ou bien, est-il différent et sans cesse différent ? Toutes questions qu'il n'est pas facile de résoudre.
§ 6. En effet, si l'instant est perpétuellement autre et toujours autre ; s'il ne peut pas y avoir dans le temps une seule de ses parties différentes qui coexiste avec une autre, sans d'ailleurs l'envelopper, tandis que l'autre est enveloppée par elle, comme un temps plus court est enveloppé dans un plus long; et si enfin l'instant qui n'est pas à présent, mais qui a précédemment été, doit nécessairement avoir péri à un moment donné, alors les instants successifs ne pourront jamais exister simultanément les uns avec les autres, puisque l'antérieur aura dû toujours nécessairement périr. Or, il n'est pas possible que l'instant ait péri en lui-même, puisqu'il existait alors; et il n'est pas possible davantage que l'instant antérieur ait péri dans un autre instant. Par conséquent, il faut admettre qu'il est impossible que les instants tiennent les uns aux autres, comme il est impossible que le point tienne au point. Si donc l'instant ne peut pas avoir été détruit dans celui qui l'a suivi, et s'il l'a été dans un autre, alors il aura pu durant les instants intermédiaires, qui sont en nombre infini, coexister avec eux ; or, c'est là une impossibilité.
§ 7. Mais il n'est pas non plus possible que ce soit éternellement le même instant qui demeure et subsiste; car, dans les divisibles, il n'est pas de chose finie qui n'ait qu'une seule limite, soit qu'elle n'ait de continuité qu'en un seul sens, soit qu'elle en ait en plusieurs sens. Mais l'instant est une limite, et il est facile de prendre un temps qui soit limité.
§ 8. Enfin, si coexister chronologiquement et n'être ni antérieur ni postérieur, c'est être dans le même temps, et, par conséquent, dans le même instant, et si les faits antérieurs et les faits postérieurs coexistent dans l'instant présent, alors il faut admettre que ce qui s'est passé il y a dix mille ans, est contemporain de ce qui passe aujourd'hui ; et il n'y a plus rien qui soit antérieur et postérieur à quoi que ce soit.
§ 9. Tels sont à peu près les doutes que peuvent faire naître l'existence et les propriétés du temps.
Chapitre XIV de la Physique d'Aristote
Portions du texte mises en gras par nous pour mettre en valeur l'essentiel.
Source : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/phys4.htm
13:34 Le temps, entre persistance et changement
Kant, dans la Critique de la Raison pure (1781), avait déjà bien saisi l'ambiguïté du temps, entre permanence et changement, et avait clarifié la situation en introduisant le concept de substance - concept a priori qui permet l'expérience du changement :
[...] le changement ne concerne pas le temps lui-même, mais seulement les phénomènes dans le temps.
[...]Si l’on voulait attribuer au temps lui-même une succession, il faudrait encore concevoir un autre temps où cette succession serait possible. C’est par le permanent seul que l’existence reçoit dans les diverses parties successives de la série du temps une quantité, que l’on appelle la durée. Car dans la simple succession, l’existence va toujours disparaissant et commençant, sans jamais avoir la moindre quantité. Sans ce quelque chose de permanent, il n’y a donc pas de rapport de temps. Or, comme le temps ne peut être perçu en lui-même, ce quelque chose de permanent est le substratum de toute détermination de temps, par conséquent aussi la condition de la possibilité de toute unité synthétique des perceptions, c’est-à-dire de l’expérience ; et toute existence, tout changement dans le temps ne peut être regardé que comme un mode de ce qui demeure et ne change pas. Donc, dans tous les phénomènes, le permanent est l’objet même, c’est-à-dire la substance (phænomenon) ; mais tout ce qui change ou peut changer n’est que le mode d’existence de cette substance ou fait partie de ses déterminations.
Extraits de la Critique de la Raison pure, Analytique transcendantale
Portions du texte mises en gras par nous pour mettre en valeur l'essentiel.
Le texte de Kant est disponible dans son intégralité sur la Wikisource.
Et pour changer, une chronique du Monde selon Etienne Klein sur France Culture !
Le Monde selon Etienne Klein
Qu'est-ce que le changement ?
35:19 Prédiction de l’antimatière par Dirac
Pour en savoir plus, rendez-vous sur la page consacrée à Paul Dirac.
Retrouvez également l'intégralité du cours de physique quantique ici.