Exposition métaphysique du concept du temps.
1. Le temps n'est pas un concept empirique ou qui dérive de quelque expérience. En effet, la simultanéité ou la succession ne tomberaient pas elles-mêmes sous notre perception, si la représentation du temps ne lui servait a priori de fondement. Ce n'est qu'à cette condition que nous pouvons nous représenter une chose comme existant dans le même temps qu'une autre (comme simultanée avec elle) ou dans un autre temps (comme la précédant ou lui succédant).
2. Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les intuitions. On ne saurait supprimer le temps lui-même par rapport aux phénomènes en général, quoique l'on puisse bien les retrancher du temps par la pensée. Le temps est donc donné a priori. Sans lui, toute réalité des phénomènes est impossible. On peut les supprimer tous, mais lui-même (comme condition générale de leur possibilité) ne peut être supprimé.
[...]
4. Le temps n'est pas un concept discursif, ou, comme on dit, général, mais une forme pure de l'intuition sensible. Les temps différents ne sont que des parties d'un même temps. Une représentation qui ne peut être donnée que par un seul objet est une intuition. Aussi cette proposition, que des temps différents ne peuvent exister simultanément, ne saurait-elle dériver d'un concept général. Elle est synthétique, et ne peut être uniquement tirée de concepts. Elle est donc immédiatement contenue dans l'intuition et dans la représentation du temps.
Conséquences tirées de ce qui précède
A. Le temps n'est pas quelque chose qui existe par soi-même ou qui soit inhérent aux choses comme une propriété objective, et qui, par conséquent, subsiste quand on fait abstraction de toutes les conditions subjectives de leur intuition. Dans le premier cas, il faudrait qu'il fût quelque chose qui existât réellement sans objet réel ; dans le second, [...], il ne pourrait être la condition préalable de la perception des objets, et nous être donné ou connu à priori par des propositions synthétiques. Rien n'est plus facile, au contraire, si le temps n'est que la condition subjective de toutes les intuitions que nous pouvons avoir. Alors, en effet, cette forme de l'intuition interne peut être représentée antérieurement aux objets, et par conséquent a priori.
B. Le temps n'est autre chose que la forme du sens interne, c'est-à-dire de l'intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur. En effet, il ne peut être une détermination des phénomènes extérieurs : il n'appartient ni à la figure, ni à la position, etc.; mais il détermine lui-même le rapport des représentations dans notre état intérieur. Et précisément parce que cette intuition intérieure n'offre aucune figure, nous cherchons à réparer ce défaut par l'analogie : nous représentons la suite du temps par une ligne qui s'étend à l'infini et dont les diverses parties constituent une série qui n'a qu'une dimension, et nous concluons des propriétés de cette ligne à celle du temps, avec cette seule exception que les parties de la première sont simultanées, tandis que celles du second sont toujours successives. On voit aussi par là que la représentation du temps est une intuition, puisque toutes ses relations peuvent être exprimées par une intuition extérieure.
C. Le temps est la condition formelle à priori de tous les phénomènes en général. L'espace, comme forme pure de toute intuition externe, ne sert de condition à priori qu'aux phénomènes extérieurs. Au contraire, comme toutes les représentations, qu'elles aient ou non pour objets des choses extérieures, appartiennent toujours par elles-mêmes, en tant que déterminations de l'esprit, à un état intérieur, et que cet état intérieur, toujours soumis à la condition formelle de l'intuition interne, rentre ainsi dans le temps, le temps est la condition à priori de tout phénomène en général, la condition immédiate des phénomènes intérieurs (de notre âme), et, par là même, la condition médiate de tous les phénomènes extérieurs. Si je puis dire à priori que tous les phénomènes extérieurs sont dans l'espace et qu'ils sont déterminés à priori suivant les relations de l'espace, je puis dire d'une manière tout à fait générale du principe du sens interne, que tous les phénomènes en général, c'est-à-dire tous les objets des sens, sont dans le temps et qu'ils sont nécessairement soumis aux relations du temps.
Extrait de L'Esthétique transcendantale la Critique de la Raison pure (1781),
Portions du texte mises en gras par nous pour mettre en valeur l'essentiel.
Le texte de L'Esthétique transcendantale est disponible dans son intégralité sur la Wikisource.