Le temps est-il un cas de conscience ?
2:00 Rencontre entre Einstein et Bergson (avril 1922) ; temps physique et temps psychologique ? (Valéry)
4:16 Comment l’idée de temps physique a-t-elle pu émerger ? La réponse de Bergson
9:22 Les thèses idéalistes en philosophie : Kant
11:16 Paradoxe de l’ancestralité pour les théories qui affirment que le temps a besoin de la conscience pour passer
12:45 Comment savons-nous ce que nous savons, en particulier à propos du temps ? Théorie de la connaissance et perception de la réalité (Hegel)
18:05 Les médiations entre le sujet et l’objet : différentes positions philosophiques
18:53 Le sujet plaque-t-il ses structures cognitives sur le monde ? (Changeux)
22:59 Comment représente-t-on le temps ? La métaphore du fleuve, remarques de Kant
26:52 D’où vient que le temps passe ? Sommes-nous le moteur du temps ? La thèse de l’univers bloc
29:54 Comment du successif, du continu, peut-il être engendré par du juxtaposé ? (Bergson) La perception de l’instant présent et de la durée, référence à la musique (Husserl), la capacité intégrative de la conscience (Descartes)
37:57 Double opération de la conscience pour percevoir le passage du temps
39:40 Le cours du temps dépend-il de la conscience ? Le paradoxe de la singularité et de la banalité du présent
44:20 Quel est le statut de l’instant présent par rapport à la conscience ? L’ambivalence du langage, entre objectivité et subjectivité (McTaggart), systèmes philosophiques associés
53:57 Et la physique, dans tout ça ? Le problème du « maintenant »
55:06 Rencontre entre Einstein et Carnap à Princeton (1954)
58:46 La physique pourra-t-elle résoudre le problème du « maintenant » ?
Vous trouverez ici le texte d’Etienne Klein support de la conférence : Le temps est-il une affaire de conscience ?
9:22 Les thèses idéalistes en philosophie : Kant
1. Le temps n'est pas un concept empirique ou qui dérive de quelque expérience. En effet, la simultanéité ou la succession ne tomberaient pas elles-mêmes sous notre perception, si la représentation du temps ne lui servait a priori de fondement. Ce n'est qu'à cette condition que nous pouvons nous représenter une chose comme existant dans le même temps qu'une autre (comme simultanée avec elle) ou dans un autre temps (comme la précédant ou lui succédant).
2. Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les intuitions. On ne saurait supprimer le temps lui-même par rapport aux phénomènes en général, quoique l'on puisse bien les retrancher du temps par la pensée. Le temps est donc donné a priori. Sans lui, toute réalité des phénomènes est impossible. On peut les supprimer tous, mais lui-même (comme condition générale de leur possibilité) ne peut être supprimé.
[...]
4. Le temps n'est pas un concept discursif, ou, comme on dit, général, mais une forme pure de l'intuition sensible. Les temps différents ne sont que des parties d'un même temps. Une représentation qui ne peut être donnée que par un seul objet est une intuition. Aussi cette proposition, que des temps différents ne peuvent exister simultanément, ne saurait-elle dériver d'un concept général. Elle est synthétique, et ne peut être uniquement tirée de concepts. Elle est donc immédiatement contenue dans l'intuition et dans la représentation du temps.
A. Le temps n'est pas quelque chose qui existe par soi-même ou qui soit inhérent aux choses comme une propriété objective, et qui, par conséquent, subsiste quand on fait abstraction de toutes les conditions subjectives de leur intuition. Dans le premier cas, il faudrait qu'il fût quelque chose qui existât réellement sans objet réel ; dans le second, [...], il ne pourrait être la condition préalable de la perception des objets, et nous être donné ou connu à priori par des propositions synthétiques. Rien n'est plus facile, au contraire, si le temps n'est que la condition subjective de toutes les intuitions que nous pouvons avoir. Alors, en effet, cette forme de l'intuition interne peut être représentée antérieurement aux objets, et par conséquent a priori.
B. Le temps n'est autre chose que la forme du sens interne, c'est-à-dire de l'intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur. En effet, il ne peut être une détermination des phénomènes extérieurs : il n'appartient ni à la figure, ni à la position, etc.; mais il détermine lui-même le rapport des représentations dans notre état intérieur. Et précisément parce que cette intuition intérieure n'offre aucune figure, nous cherchons à réparer ce défaut par l'analogie : nous représentons la suite du temps par une ligne qui s'étend à l'infini et dont les diverses parties constituent une série qui n'a qu'une dimension, et nous concluons des propriétés de cette ligne à celle du temps, avec cette seule exception que les parties de la première sont simultanées, tandis que celles du second sont toujours successives. On voit aussi par là que la représentation du temps est une intuition, puisque toutes ses relations peuvent être exprimées par une intuition extérieure.
C. Le temps est la condition formelle à priori de tous les phénomènes en général. L'espace, comme forme pure de toute intuition externe, ne sert de condition à priori qu'aux phénomènes extérieurs. Au contraire, comme toutes les représentations, qu'elles aient ou non pour objets des choses extérieures, appartiennent toujours par elles-mêmes, en tant que déterminations de l'esprit, à un état intérieur, et que cet état intérieur, toujours soumis à la condition formelle de l'intuition interne, rentre ainsi dans le temps, le temps est la condition à priori de tout phénomène en général, la condition immédiate des phénomènes intérieurs (de notre âme), et, par là même, la condition médiate de tous les phénomènes extérieurs. Si je puis dire à priori que tous les phénomènes extérieurs sont dans l'espace et qu'ils sont déterminés à priori suivant les relations de l'espace, je puis dire d'une manière tout à fait générale du principe du sens interne, que tous les phénomènes en général, c'est-à-dire tous les objets des sens, sont dans le temps et qu'ils sont nécessairement soumis aux relations du temps.
Extrait de L'Esthétique transcendantale la Critique de la Raison pure (1781),
Portions du texte mises en gras par nous pour mettre en valeur l'essentiel.
Le texte de L'Esthétique transcendantale est disponible dans son intégralité sur la Wikisource.
11:16 Paradoxe de l’ancestralité pour les théories qui affirment que le temps a besoin de la conscience pour passer
Le Monde selon Etienne Klein
D'où vient que le temps passe ?
26:52 D’où vient que le temps passe ? Sommes-nous le moteur du temps ? La thèse de l’univers bloc
Le Monde selon Etienne Klein
Le temps qui passe, théorie de l’univers-bloc
29:54 Comment du successif, du continu, peut-il être engendré par du juxtaposé ? (Bergson) La perception de l’instant présent et de la durée, référence à la musique (Husserl), la capacité intégrative de la conscience (Descartes)
La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s'abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieurs. Il n'a pas besoin, pour cela, de s'absorber tout entier dans la sensation ou l'idée qui passe, car alors, au contraire, il cesserait de durer. Il n'a pas besoin non plus d'oublier les états antérieurs : il suffit qu'en se rappelant ces états il ne les juxtapose pas à l'état actuel comme un point à un autre point, mais les organise avec lui, comme il arrive quand nous nous rappelons, fondues pour ainsi dire ensemble, les notes d'une mélodie. Ne pourrait-on pas dire que, si ces notes se succèdent, nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable à un être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l'effet même de leur solidarité ?
[...] On peut donc concevoir la succession sans la distinction, et comme une pénétration mutuelle, une solidarité, une organisation intime d'éléments, dont chacun, représentatif du tout, ne s'en distingue et ne s'en isole que pour une pensée capable d'abstraire.
Plus loin dans le texte, Bergson prend l'exemple des oscillations d'un pendule pour qualifier la durée pure, qu'on ne peut pas représenter dans l'espace :
Il est vrai que nous comptons les moments successifs de la durée, et que, par ses rapports avec le nombre, le temps nous apparaît d'abord comme une grandeur mesurable, tout à fait analogue à l'espace. Mais il y a ici une importante distinction à faire. Je dis par exemple qu'une minute vient de s'écouler, et j'entends par là qu'un pendule, battant la seconde, a exécuté soixante oscillations. Si je me représente ces soixante oscillations tout d'un coup et par une seule aperception de l'esprit, j'exclus par hypothèse l'idée d'une succession : je pense, non à soixante battements qui se succèdent, mais à soixante points d'une ligne fixe, dont chacun symbolise, pour ainsi dire, une oscillation du pendule. - Si, d'autre part, je veux me représenter ces soixante oscillations successivement, mais sans rien changer à leur mode de production dans l'espace, je devrai penser à chaque oscillation en excluant le souvenir de la précédente, car l'espace n'en a conservé aucune trace : mais par là même je me condamnerai à demeurer sans cesse dans le présent; je renoncerai à penser une succession ou une durée. Que si enfin je conserve, joint à l'image de l'oscillation présente, le souvenir de l'oscillation qui la précédait, il arrivera de deux choses l'une : ou je juxtaposerai les deux images, et nous retombons alors sur notre première hypothèse; ou je les apercevrai l'une dans l'autre, se pénétrant et s'organisant entre elles comme les notes d'une mélodie, de manière à former ce que nous appellerons une multiplicité indistincte ou qualitative, sans aucune ressemblance avec le nombre : j'obtiendrai ainsi l'image de la durée pure, mais aussi je me serai entièrement dégagé de l'idée d'un milieu homogène ou d'une quantité mesurable. En interrogeant soigneusement la conscience, on reconnaîtra qu'elle procède ainsi toutes les fois qu'elle s'abstient de représenter la durée symboliquement.
Enfin, on pourra remarquer que, dans le même texte, Bergson reprend (volontairement ?) à son compte l'anecdote du père Bourdin racontée dans la vidéo :
Au moment où j'écris ces lignes, l'heure sonne à une horloge voisine ; mais mon oreille distraite ne s'en aperçoit que lorsque plusieurs coups se sont déjà fait entendre ; je ne les ai donc pas comptés. Et néanmoins, il me suffit d'un effort d'attention rétrospective pour faire la somme des quatre coups déjà sonnés, et les ajouter à ceux que j'entends. Si, rentrant en moi-même, je m'interroge alors soigneusement sur ce qui vient de se passer, je m'aperçois que les quatre premiers sons avaient frappé mon oreille et même ému ma conscience, mais que les sensations produites par chacun d'eux, au lieu de se juxtaposer, s'étaient fondues les unes dans les autres de manière à doter l'ensemble d'un aspect propre, de manière à en faire une espèce de phrase musicale. Pour évaluer rétrospectivement le nombre des coups sonnés, j'ai essayé de reconstituer cette phrase par la pensée ; mon imagination a frappé un coup, puis deux, puis trois, et tant qu'elle n'est pas arrivée au nombre exact quatre, la sensibilité, consultée, a répondu que l'effet total différait qualitativement. Elle avait donc constaté à sa manière la succession des quatre coups frappés, mais tout autrement que par une addition, et sans faire intervenir l'image d'une juxtaposition de termes distincts. Bref, le nombre des coups frappés a été perçu comme qualité, et non comme quantité ; la durée se présente ainsi à la conscience immédiate, et elle conserve cette forme tant qu'elle ne cède pas la place à une représentation symbolique, tirée de l'étendue.
Extraits du chapitre 2 de l'Essai sur les données immédiates de la conscience (1889)
55:06 Rencontre entre Einstein et Carnap à Princeton (1954)
Once Einstein said that the problem of the Now worried him seriously. He explained that the experience of the Now means something special for man, something essentially different from the past and the future, but that this important difference does not and cannot occur within physics. That this experience cannot be grasped by science seemed to him a matter of painful but inevitable resignation. I remarked that all that occurs objectively can be described in science; on the one hand the temporal sequence of events is described in physics; and, on the other hand, the peculiarities of man's experiences with respect to time, including his different attitude towards past, present, and future, can be described and (in principle) explained in psychology. But Einstein thought that these scientific descriptions cannot possibly satisfy our human needs; that there is something essential about the Now which is just outside the realm of science. We both agreed that this was not a question of a defect for which science could be blamed, as Bergson thought. I did not wish to press the point, because I wanted primarily to understand his personal attitude to the problem rather than to clarify the theoretical situation. But I definitely had the impression that Einstein's thinking on this point involved a lack of distinction between experience and knowledge. Since science in principle can say all that can be said, there is no unanswerable question left. But though there is no theoretical question left, there is still the common human emotional experience, which is sometimes disturbing for special psychological reasons.
Extrait de l'Autobiographie intellectuelle de Rudolph Carnap (1963)